Source: http://perso.wanadoo.fr/david.colon/etudiants/falah1.htm

Fiche de lecture de Mona Falah

Norbert Elias
La Civilisation des moeurs

Norbert Elias (1897-1990), sociologue atypique ayant entamé des études de médecine puis de philosophie avant de se tourner vers la sociologie, publie en 1939 en Allemagne, alors qu’il est lui-même exilé depuis 1933, un ouvrage, rédigé à Londres de 1937 à1939, intitulé Uber den Prozess der Zivilization. La publication passe alors quasiment inaperçue. Ce n’est que 40 ans plus tard, en 1974, que la première traduction de cet ouvrage, une traduction française, voit le jour. Encore s’agit-il d’une traduction partielle qui ne concerne que la première partie de l’œuvre.

C’est cette première partie, La Civilisation des mœurs, que je vais présenter ici en commençant par synthétiser les conclusions de l’auteur avant de mettre en avant la portée historiographique de cette étude sociologique ce qui me permettra de m’interroger sur les rapports entre ces deux disciplines que sont l’histoire et la sociologie et sur la position originale que porte Norbert Elias et qu’il met en œuvre dans son travail.

 Ce qui est présenté comme la première partie de l’ouvrage dans la traduction française de La Civilisation des mœurs est en fait un long prologue. Ce passage porte sur l’antithèse culture-civilisation et il convient de l’inscrire dans le contexte des débats intellectuels de l’entre-deux-guerres qui opposent deux conceptions de la culture, la conception allemande particulariste et la conception française universaliste. Dans ce prologue, Elias fait à la fois l’historique de ce débat et du terme qu’il utilisera tout au long de son ouvrage celui de civilisation. Ce passage est également intéressant dans la mesure où il permet de rentrer dans le mode de pensée qui est celui d’Elias.

Elias commence par souligner les différences d’usage des termes " culture " et " civilisation " qui existent entre la France et l’Allemagne. En Allemagne, le terme de culture est lié au sentiment d’orgueil national, il désigne les réalisations intellectuelles ou artistiques et est opposé au terme de civilisation qui désigne, quant à lui, un comportement. En France, au contraire, l’opposition entre les deux termes est beaucoup moins marquée et la culture comme la civilisation renvoie d’avantage à un processus qui concerne l’humanité tout entière engagée sur la voie de la civilisation qu’aux réalisations d’un seul pays. Norbert Elias va chercher à comprendre la genèse de ces concepts dans une perspective sociologique.

L’antithèse culture-civilisation allemande, qui date de la fin du XVIIIe siècle, est à rapporter à l’opposition entre l’intelligentsia de la classe moyenne allemande et la société de cour. La classe moyenne allemande est alors complètement exclue du pouvoir et des prises de décisions politiques, mais rêve de faire, autour d’elle, l’unité allemande. De son côté, la noblesse n’est pas unifiée et ne constitue donc pas un modèle à imiter et est fortement imprégnée de culture française (la noblesse allemande parle et lit en français et dénigre la langue allemande). Ces deux classes sont rigoureusement séparées puisqu’il n’existe pas d’anoblissement par l’argent.

Dans son opposition avec cette noblesse, les intellectuels de la classe moyenne vont mettre en avant les propres qualités qu’ils s’attribuent : le sérieux, la rigueur, la vertu, le sentiment national qui s’incarnent dans des réalisations artistiques, littéraires ou scientifiques, ce qu’ils appelleront la culture et les présenter comme caractéristiques du peuple allemand. Dans le même temps, ils vont dénigrer ce qui, à leurs yeux, est propre à l’aristocratie : la superficialité, le cérémonial et les bonnes manières qui ne constituent qu’un vernis trompeur, la civilisation. La bourgeoisie allemande ne peut, en effet, pas situer son opposition à la noblesse sur un terrain politique puisqu’elle ne dispose pas d’assise.

La situation de la bourgeoisie allemande va se transformer lentement jusqu’à ce que celle-ci devienne le porte-parole de la conscience nationale puis la classe dominante. Mais, la bourgeoisie ne va pas pour autant abandonner le mode de raisonnement qui était le sien : l’antithèse sociale va se transformer en antithèse nationale. Ce processus est facilité par le fait que la civilisation a toujours été associée à la vie française, modèle des sociétés de cour allemandes. Ainsi, les caractères que s’attribuait la bourgeoisie vont devenir des traits considérés comme allemands tandis que les défauts attribués jusqu’alors à l’aristocratie seront considérés comme propres aux autres pays européens et en particulier à la France.

La situation française est bien différente. En effet, il n’y a pas de frontières absolues et donc de différences de mœurs notables entre les milieux de cour et les intellectuels bourgeois.

De ce fait, quand la bourgeoisie arrive au pouvoir, elle ne cherche pas à révolutionner les mœurs et les mentalités mais seulement à les modifier : à une civilisation considérée comme fausse, elle veut substituer, grâce à des mesures éclairées, une civilisation authentique. Elle n’oppose pas deux types d’hommes différents, mais reprend les modèles de cour, qu’elle avait déjà adoptés, dans le but de les perfectionner. La notion française de civilisation, couramment employé dans les milieux réformateurs dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, contient à la fois une idée d’opposition à la barbarie, c’est-à-dire de progrès accomplis, et une idée de processus, c’est-à-dire de progrès à accomplir.

Avec la révolution bourgeoise, la civilisation française, comme la culture allemande, devient l’expression de la conscience nationale et caractéristique française. La France se considère alors comme le porte-bannière de la civilisation et chargée de l’exporter au reste du monde : c’est le colonialisme.

Cette mise au point achevée, le corps de l’ouvrage d’Elias porte sur une période antérieure à celle de l’émergence des notions de culture et de civilisation. Pourtant, le processus dont il s’agit repose sur une logique similaire. Tout comme la culture allemande et la civilisation française ultérieurement, la civilité a également servi d’assise aux classes dominantes européennes.

La notion de civilité apparaît, dans le sens qu’elle gardera pendant toute l’époque moderne, dans l’ouvrage d’Érasme, De civilitate morum perilium, paru en 1530. Elle remplace une autre notion, celle de courtoisie qui était en vigueur au Moyen Age. À partir de la publication de cet ouvrage, la notion de civilité devient l’expression et le symbole d’une réalité sociale non pas nationale mais européenne, la société de cour. De plus, si Érasme n’est pas le premier à se pencher sur le problème des comportements en société, son ouvrage marque une rupture ou tout du moins une transition entre les traités du Moyen Age (centrés autour de la notion de courtoisie) et ceux des Temps modernes. En effet, les règles en vigueur commencent à changer à ce moment-là. Ce changement dans les normes de comportement répond à la décadence de l’ancienne noblesse féodale et à l’installation au pouvoir d’une nouvelle classe dominante : la noblesse de cour. C’est en effet la thèse générale d’Elias : les changements des normes sociales, mais aussi des structures de " l’économie affective " humaine sont étroitement liés aux changements des structures sociales.

Avec la Renaissance et le nouveau mode de vie de la couche dominante, la pression sociale et l’importance des convenances augmentent.

C’est en partant du traité d’Érasme, en examinant un nombre important de traités de civilité ultérieurs et en se basant sur le succès qu’ont eu ces ouvrages, qu’Elias cherche à examiner les changements dans les comportements prescrits dans les classes dominantes au cours de l’époque moderne. Le corpus de source d’Elias est donc très riche et, à l’époque, quasi-inexploité. Ces traités mettent en avant le comportement en vigueur à la cour. Ils sont destinés aux jeunes aristocrates mais aussi à la noblesse de province et touchent également la bourgeoisie.

Les différents traités examinés par Elias révèlent l’existence d’un processus de civilisation dont le mouvement est extrêmement rapide durant l’époque moderne : que ce soit dans le domaine des manières de table, des prescriptions concernant les fonctions naturelles ou la manière de dormir, une foule de normes nouvelles apparaissent entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Le XVIIIe siècle représente, à cet égard, un palier après lequel des nouveaux usages seront bien sûr promulgués, mais représenteront des variantes plus que de véritables inventions. Ce mouvement d’évolution n’est pas linéaire, comporte des périodes de ralentissement voire de retour en arrière, mais Elias pense qu’il est possible de dégager son orientation générale. L’évolution est entraînée par un mécanisme de diffusion des normes de l’aristocratie vers la bourgeoisie. En effet, en se diffusant, ces normes perdent leur pouvoir de distinction et appellent ainsi l’élaboration de nouvelles normes distinctives. De plus, pour Elias, il n’y a pas, au cours de ce processus, que les normes de savoir-vivre qui change mais bien tout le comportement et la sensibilité de l’homme.

Le mouvement, dont il est ici question, n’est pas guidé par l’évolution des techniques, par la connaissance rationnelle, par la recherche d’une plus grande hygiène. Les justifications liées à l’hygiène n’apparaîtront qu’au XIXe siècle. Ce qui est évoqué pour justifier les normes, c’est un appel à la pudeur et à la sensibilité. Si des normes nouvelles apparaissent, c’est donc que le seuil de pudeur se déplace : cracher était considéré comme naturel et sain, cela devient malséant, choquant : la pudeur, le sentiment de gêne, considérés comme des sentiments intimes, sont donc sociaux. Plus intéressant encore, cracher était une pratique courante, un usage considéré comme nécessaire ; le besoin lui-même va s’effacer : une partie des besoins considérés comme naturels sont donc sociaux.

Tous ces changements dans les comportements et dans l’affect vont dans le sens d’une dissimulation des pulsions, de ce qui relève de l’animalité et de la création de coulisses dans lesquels sont satisfaites toutes ces pulsions. C’est cette époque qui voit l’invention de l’intimité. Progressivement, la plupart des fonctions corporelles passent dans le domaine privé. Un mur invisible se dresse entre les corps et empêche le contact entre les hommes : c’est l’époque de l’invention de la fourchette qui permet de ne pas toucher aux aliments du plat commun, de la toilette de nuit qui affirme que le corps doit rester caché en toute occasion ; c’est l’époque où les relations sexuelles deviennent un tabou que l’on ne doit pas évoquer, surtout en présence d’enfants. Pour Elias, c’est à cette époque que naît le clivage du Moi entre un inconscient qui est dorénavant refoulé et un surmoi qui devient le garant de nos conduites sociales.

Norbert Elias s’interroge également sur la manière dont les normes qui sont énoncées dans les différents traités sont intériorisées. Il faut, selon lui distinguer, deux périodes. Dans un premier temps, les normes sont respectées sous la pression du contrôle social : on respecte les normes par égard pour autrui et en particulier pour les personnes de rang supérieur. Puis, les normes sont intériorisées à proprement parler. Cette seconde période est en fait celle de la montée de la bourgeoisie qui correspond à une universalisation des valeurs. Ce n’est qu’à ce moment que les normes doivent être respecté quelles que soient les circonstances, y compris dans la solitude. De sociale, la nécessité devient individuelle. Et Elias remarque que cette évolution des sociétés se reflète dans l’histoire de chaque individu : chaque enfant commence par respecter les normes sous la pression sociale et en particulier familiale avant de les intérioriser et donc de les respecter par autocontrôle, sans même en avoir conscience, en considérant son comportement comme naturel, une fois devenu adulte.

On le voit, le travail d’Elias est d’une grande originalité, surtout compte tenu de sa date de parution. Pourtant, cette recherche a mis quarante ans à sortir de l’ombre et doit sa renaissance non pas à la sociologie mais à l’histoire.

En effet, quand la traduction française de La Civilisation des mœurs paraît en 1974, dans une collection grand public, elle connaît un succès de librairie. Ce succès, l’ouvrage d’Elias le doit en partie à deux comptes rendus d’historiens dans des journaux à grand tirage : celui de François Furet dans Le Nouvel Observateur et celui d’Emmanuel Le Roy Ladurie dans Le Monde. Ainsi, loué par des historiens, La Civilisation des mœurs profite de la vogue des ouvrages historiques dans le grand public. Mais ce n’est pas tout, Elias va déclencher un certain enthousiasme chez un courant d’historiens français qui feront connaître son ouvrage et susciteront des traductions, notamment en Italie et aux États-Unis. De plus, La Civilisation des mœurs prend place au programme dans le programme d’histoire moderne de l’agrégation d’histoire en 1974 et 1975, devenant ainsi un ouvrage de référence.

Cet accueil est lié au fait que l’ouvrage d’Elias apporte, sans le savoir, une caution à la nouvelle histoire, à l’histoire des mentalités qui tente alors de s’imposer. Son travail apparaît comme une refondation de l’École des Annales. Et en effet, Elias reproche à l’histoire traditionnelle son côté événementiel et la mise en relation qu’il opère entre structures sociales et politiques et structures affectives peut être lue comme un essai d’histoire totale.

Une question se pose pourtant, l’accueil chaleureux qui lui est fait est-il dû à un malentendu ? En effet, si La Civilisation des mœurs est bien reçue, La dynamique de l’Occident, qui est pourtant dans la version originale non pas un ouvrage distinct mais la deuxième partie de l’ouvrage Uber den Prozess de Zivilisation, reçoit un accueil beaucoup plus froid. Or, dans cette partie, Elias explicite réellement sa théorie des configurations sociales selon laquelle les structures affectives sont étroitement liées à la configuration sociale de la société. La compréhension qui a été faite des travaux d’Elias fait peut-être la part trop belle à son analyse de l’évolution des mœurs par rapport aux autres éléments de sa théorie sociologique.

Quoi qu’il en soit, ce sont bien des historiens qui ont fait entrer Elias dans les sciences sociales alors que la sociologie a mis beaucoup plus de temps à intégrer son approche et ses apports. La Civilisation des mœurs est-il un ouvrage d’histoire écrit par un sociologue ?

Tout le travail d’Elias pose la question du rapport entre ces deux disciplines. Il repose en fait sur une conviction : l’étude et la compréhension du présent n’est pas possible sans l’analyse du passé. Elias critique vigoureusement la sociologie pour sa " retraite dans le présent ". Pour lui, il est absolument nécessaire d’inscrire l’actualité dans la longue durée.

Pour conclure, une citation d’Elias sur les rapports entre ces deux disciplines : " La manière dont certains historiens conçoivent leur démarche laisserait à penser que leur travail porte exclusivement sur des individus, et même le plus souvent sur des individus hors de toute formation, sur des hommes qui, d’une manière ou d’une autre, seraient totalement indépendants des autres. La manière dont certains sociologues conçoivent leur démarche laisserait à penser que leur travail porte exclusivement sur des formations, et sur des formations sans individus, sur des sociétés ou des " systèmes " qui, d’une manière ou d’une autre, seraient totalement indépendants de l’individu humain. Ces deux conceptions sont aussi erronées l’une que l’autre. À l’observation plus approfondie, on s’aperçoit que ces deux disciplines axent leur attention sur des niveaux ou des couches différents d’un seul et même processus événementiel. " (préface à La société de cour